Le rêve d'Icare

En mars 1946, j'obtiens le certificat de mitrailleur-bombardier à l'école du personnel volant de Lartigue. J'arbore fièrement sur ma veste ce prestigieux macaron où une ancre marine, inscrite dans une couronne tressée, porte l'aile déployée s'échappant d'une étoile à cinq branches dont la devise nous rendait fiers :
" L'aile te porte, l'étoile te guide, l'ancre t'attache et la couronne t'attend ".

Je rejoins en Tunisie la 9éme flottille, équipée d'hydravions Dornier Do24. Mes rêves d'enfant vont enfin se réaliser. J'ai 18 ans, le ciel m'appartient et, comme écrivait Jean Mermoz à sa mère lors de son premier vol, en 1920 : " La fièvre de l'air et de l'aviation me tient ".

TUNISIE 1946/1948.
LA FLOTTILLE 9F SUR DORNIER 24.

Karouba

La base d'Aéronautique navale de Karouba est située à une portée de caricolos de Bizerte. Les caricolos sont ces petites calèches échappées d'un manége forain. Karouba, située entre le port de la Pêcherie, siège de l'état-major de la Marine en Tunisie, et l'aérodrome militaire de Sidi Ahmed, construite sur une plate-forme de 40 hectares, ressemblait à un porte-avions, avec son étrave ronde, s'avançant dans les eaux d'un immense lac de 110 km2, qu'un goulet reliait à la pleine mer. Ce lac était un plan d'eau paradisiaque pour la multitude d'hydravions qui s'y étaient succédés depuis 1916.

Karouba présentait un alignement de vastes hangars aux dos ronds où nos avions-mouettes, haut perchés sur leur lourd chariot de manutention, venaient nicher dés leur sortie de l'eau, à bout de bras de grue. Un tortillard aux wagons-jouets en bois brun, longeait la rive, enjambant des berges marécageuses sur d'étroites passerelles métalliques, pour rejoindre, à 24 km de là, l'arsenal de Ferryville et son arrière-ville au nom de Sidi Abdallah, père du prophète Mahomet.

Le Dornier 24

Karouba vivait au rythme de nos hydravions Dornier Do 24. A l'époque faste des hydravions de ligne, ce gros et robuste trimoteur à coque, conçu en 1935 par Herr Doktor Claude Domier, était à l'origine destine à l'aviation civile. Grâce à son long rayon d'action, il revêtit aisément, en 1940, sa tenue militaire d'avion de reconnaissance au large qui se transforma en mission de sauvetage en mer au profit des équipages allemands abattus par la chasse anglaise, avec trois escadrilles basées sur l'étang de Berre et le lac de Biscarosse.

Dés la libération de la France, la Marine nationale récupéra les chaînes de fabrication transférées d'Allemagne à la Société Nationale des Constructions Aéronautiques du Nord (S.N.C.A.N.), anciennement CAMS de Sartrouville, qui disposait d'une usine située en bordure de la Seine. Les ingénieurs et techniciens allemands, devenus prisonniers, achevèrent avec l'aide du personnel civil de l'usine la fabrication des appareils en cours de montage et assurèrent, durant plusieurs années, l'entretien et les grandes réparations de ces hydravions dont les survivants finirent leur carrière à l'étranger en 1970.

Bonne aubaine pour l'Aéronautique navale qui put ainsi constituer, en décembre 1944, sa première flottille d'après-guerre, la 9ème flottille de transport ou 9.FTr (devenue en 1946 l'escadrille 30S), puis équiper en juin 1945 l'escadrille 4S qui devint en 1946 1a flottille 9F.

L'aile surélevée, type parasol, d'une envergure de vingt-sept mètres, supportant trois moteurs BMW/BRAMO de neuf cylindres en étoile de 1 000 chevaux et d'amples réservoirs d'essence, n'était étayée que par neuf mâts légers, à haubans croisillonnés, poses sur le fuselage et les nageoires. Bien que les moteurs soient situés à plus de cinq mètres au-dessus de la ligne de flottaison, cela n'empêchait pas, à l'amerrissage par fort clapot, les embruns denses d'être happés par les hélices tripales en gifles sonores faisant vibrer toute la carlingue.

Les nageoires latérales, ou pectorales, faisaient corps avec le fuselage. Le crayon de l'architecte avait juste esquissé la courbe douce d'une carène à faible bouchain, à peine cassée par le décrochement du redan. Cela tenait plus d'un aquaplane que d'une coque ; aussi le manuel technique du constructeur préconisait-il, en cas d'amerrissage forcé par grosse mer, de se poser directement sur une plage ou de la neige molle.

La queue se relevait gracieusement et s'épanouissait en une double dérive, au centre de laquelle était posé, comme oeuf en coquetier, le dôme en plexiglas d'une tourelle de tir.

Sa silhouette insolite par rapport aux fuselages droits classiques donnait à l'appareil en vol une certaine élégance, le charme un peu suranné des années 1930 et, au mouillage, l'allure d'une libellule posée, prête à l'envol. Ce n'était pas l'avion de tout le monde quoi qu'en disaient, méprisants, les aviateurs de la base aérienne voisine, fiers de leurs avions de chasse Kingcobra.

Malgré le handicap de ce centaure aérien de 18 tonnes en charge, mi-bateau, mi-avion, il atteignait 340 km/h, pouvait se hisser à 5 900 mètres et parcourir d'une traite la distance de 4 750 km. En revanche, l'équipage de six personnes, une fois les deux trappes dorsales d'accès à bâbord fermées, vivait dans l'antre d'un sous-marin chichement éclairé par les petits hublots du fuselage. Pour se déplacer, plus souvent courbe que debout, il fallait enjamber des trous d'homme munis de portes étanches séparant les divers compartiments.

Les odeurs

Dans les petits fonds, sous les planchers, stagnait en permanence un mélange visqueux d'huile, d'essence et d'eau de mer. De ce cloaque clapotant, à flot comme en vol, montait l'émanation d'essence mêlée au remugle, issu du cuir synthétique, du tissu gris-vert de revêtement intérieur, du solvant, de la peinture et du mastic d'étanchéité. Cette odeur constituait sa carte d'identité qui, dés le départ, nous faisait aimer ou non l'appareil. Son exhalaison imprégnait pour longtemps nos vêtements de vol.

Le Dornier fut le plus puant des avions que j'aie fréquentés. A ces effluves s'ajoutait, avant le décollage, l'odeur du métal surchauffé d'un petit groupe électrogène embarqué, appelé familièrement pouet-pouet, fournissant l'énergie électrique nécessaire au démarrage des moteurs. Enfin, durant tout le vol, s'infiltraient dans la carlingue les relents d'huile et de gaz brûlés des échappements de nos trois bourrins. De quoi rendre nauséeux le profane que j'étais, le panonceau d'interdiction de fumer dans les compartiments arrières devenait caduc car, même bien amariné, aller " en griller une " au local du mécanicien, qui disposait d'une trappe d'aération, tenait de l'exploit.

La prise de coffre au mouillage

Dés l'amerrissage, couvercle ôté de l'intérieur, buste sorti, gaffe à la main, le servant était prêt à saisir prestement l'aussière du coffre de mouillage afin de la capeler sur un taquet de l'étrave. L'approche au mouillage était difficile, sans gouvernail, le moteur central servant à tracter, les moteurs bâbord et tribord à se diriger à grands coups de gomme, cela malgré le vent, avec une surface alaire de 108 m2 et un courant variable. II fallait être fin manœuvrier pour venir à mourir, au coffre, sans endommager la coque en métal léger. Attention à ne pas louper la prise d'aussière, les jours de malchance où tout se contrariait, pilote, vent et courant. On s'y reprenait à plusieurs fois, sous les vociférations du chef de bord, la tête hors du cockpit.

En décembre 1947 un de nos camarades, aussi inexpérimenté que nous, le SM Kerleau, Breton taciturne, taillé dans un chêne, cheveux ras, sourcils épais, velu, brun de poils débordant des poignets de chemise et que nous avions surnomme " Poils aux pattes ", en fit la triste expérience. Apres avoir raté la prise d'aussière pour l'énième fois, en la voyant dériver en surface vers la nageoire bâbord, exaspéré, dans un réflexe incontrôlable, il sortit précipitamment de la tourelle, enjamba le toit du cockpit pour aller se jeter, tête baissée, dans l'hélice du moteur central, transparente à bonne vitesse de rotation. Transporté dans le coma, il ne survécut que quelques jours. II avait vingt ans ! Par sa mort, Kerleau nous fit brutalement prendre conscience du danger. II a sans doute sauve la vie à bon nombre d'entre nous.

Les tourelles

Pour accéder en vol à la tourelle de queue, il fallait, entre deux abattées de l'avion, gravir plié l'étroite passerelle d'un boyau sombre en s'agrippant des deux mains aux cornières de la structure mais, arrivé au dôme transparent, le spectacle valait l'ascension. Une vue panoramique sur 360 degrés, à peine occultée par les deux dérives et quelques coulures d'huile crachées par le moteur central. Sous ma verrière éclaboussée de soleil, j'avais la Méditerranée à perte de vue, la découpe sombre des côtes frangées d'écume du cap Serrat jusqu'au cap Blanc, l'île de la Galite, pain de sucre volcanique posé sur un satin turquoise, serti de felouques à voile latine des pécheurs de langoustes.

Quant à la tourelle avant, accessible accroupi, en se faufilant entre les jambes des deux pilotes, elle avait une double fonction de poste d'amarrage et de poste de tir. A chaque décollage sur les eaux du lac, la tourelle était giflée d'embruns dont sel et sédiments, en séchant, rendaient opaques les vitres en plexiglas à travers lesquelles il devenait impossible de viser une cible au sol à l'aide de la petite grille lumineuse du collimateur de tir. II ne restait plus qu'à imiter nos anciens de la guerre 14-18. Couvercle de tourelle enlevé, coiffés du casque en cuir Lemercier, sangle des lunettes de vol glissée sous les oreillettes tenues serrées par une boucle coincée sous le menton, nous sortions entièrement la tête qui dépassait au-dessus du dôme. A près de 340 km/h, l'air nous coupait le souffle, ridait le visage, creusait nos joues dont la peau faseyait comme voile au vent. Ce massage facial assez désagréable nous permettait, larmes aux yeux, de faire du tir intuitif, comme au ball-trap, en corrigeant d'après les impacts de balles.

Le radar

Un poste de radariste avait été installé dans le compartiment arrière, au niveau de la tourelle dorsale supprimée. Bien grand mot pour un siége devant un écran posé sur une tablette en bois, entouré de rideaux sombres suspendus à des tringles comme un isoloir de bureau de vote.

Le radar Mk XIV, d'origine anglaise, était d'un type ancien et déjà presque périmé en 1947. C'était l'ancêtre des appareils actuels, mais, pour nous, c'était la lanterne magique. Lors des premiers essais en vol, nous faisions la queue, guettant l'ouverture du rideau pour nous y précipiter en bousculant le partant. Certains même poussaient l'impudence jusqu'à soulever un coin du voile pour entrevoir ce "troisième oeil" par-dessus une épaule, sous les cris d'orfraie de l'occupant privé d'image, l'écran ébloui perdant toutes ses vertus.

Là, dans la pénombre, nous scrutions la ronde incessante du faisceau d'électrons s'écrasant sur la paroi du tube cathodique en points luminescents. Mais les performances de cet appareil étaient très limitées, car de fréquents échos parasites et la large tache centrale - le spot - du retour de mer induit par les ondes réfléchies par les vagues, oblitéraient une bonne partie du modeste écran.

Avec l'habitude, nous arrivions à discerner le contour, en petit losange, de la balise radar installée à terre servant de guidage et quelquefois, si un navire se présentait bien, par le travers, devant l'avion, nous détections la forme oblongue de son écho. Mais, à grande distance, il était difficile de différencier un remorqueur d'un croiseur d'après la taille du cigare lumineux...

Une rumeur commençait à circuler sur les effets pervers d'un certain rayonnement, lors des veilles prolongées devant l'écran, qui pouvaient à la longue rendre stérile, ce qui faisait rire sous cape notre petite bande de joyeux drilles célibataires.

La radio

Pour augmenter la portée d'émission et réception du poste radio, l'avion disposait d'un système folklorique d'antenne pendante. A l'aide d'une manivelle, le spécialiste radio déroulait sous l'avion en vol plusieurs dizaines de mètres d'une antenne en fil d'acier, enroulée sur un rouet, au bout duquel était accrochée, en guise de lest, une bombette en fonte. Ainsi, l'avion en l'air traînait-il toujours une sorte de cordon ombilical incurve qu'il ne fallait surtout pas oublier de rembobiner avant l'amerrissage, ce qui arrivait fréquemment, car ce lest, avant de se perdre dans les flots, risquait par ricochets de venir heurter durement ailes ou fuselage voire enrouler son câble autour des dérives.

L'appareil télégraphique, à l'aspect d'une antique agrafeuse de bureau, surnommé " la pioche ", en service à bord des Dornier, émettait dans un martèlement sonore de bec de pivert des messages en morse. En fait, chaque quartier-maître radio un peu bricoleur confectionnait son propre manipulateur à double contact au joli nom de " branlette ". Elle était constituée d'un socle isolant sur lequel était monté horizontalement un bout de lame de scie à métaux, dents en bas, dont une des extrémités était bloquée. L'autre extrémité portait un bouchon de liège ou de bois ou même un simple enrobage de ruban adhésif, et pouvait se déplacer, entre deux vis pointeau, sous l'impulsion du pouce et de l'index. Ce système simple et ingénieux permettait de doubler la vitesse d'émission des signaux : en oscillant, la lame faisait contact avec une vis puis l'autre, les traits en touches courtes, les points en effleurements. Comme cet outil était interdit, chacun trimbalait, dans une de ses poches, sa branlette, avec le cordon de raccordement enroulé. En vol, on le mettait en place et la musique commençait, car chaque instrument avait son diapason. La souplesse de la lame, l'écartement des vis, mais surtout l'agilité du poignet imprimaient à la modulation une marque, un accent. L'émission commençait en débit rapide, puis les traits s'allongeaient en fin de phrase ou de message, comme l'accent savoyard. La signature radio, qui consiste à réduire son nom à trois lettres, en général début milieu et fin, devenait vite inutile, tous les membres du clan reconnaissaient les siens à l'oreille.

Je revois encore le radio Gigi, mon frère en aviation, assis, coiffé des écouteurs, une main sur le vernier de recherche des stations du récepteur, l'autre sur la branlette. II devenait un autre homme, se métamorphosait, de joyeux luron il devenait grave, attentif, sourcils froncés il n'était plus qu'oreille. Un fossé se creusait entre nous. Parfois, lorsque je passais derrière son siège, il ôtait son casque, me tendait un des écouteurs en me disant ému : " Ecoute... c'est Cricri ! ", Christian, un de nos copains.

Le caillebotis

Une autre particularité de ce drôle d'hydravion était le caillebotis en lattes de bois fixées sur des rubans de toile que l'on déroulait et amarrait sur le dos pentu et glissant de la nageoire bâbord pour éviter un bain en sautant de la vedette pour embarquer. Nous avons un jour oublié de le ranger à bord avant le décollage. C'est le roulement de tambour des lattes frappant durement les tôles d'aluminium qui nous a alertes en vol, bruit identifié au travers d'un hublot. Catastrophe, hurlements du chef de bord et consternation de l'équipage car, outre les sanctions, nous risquions que le caillebotis, en se détachant, aille cisailler les dérives.

Décision rapide. A l'aide d'une cordelette nous fixons solidement le manche d'un poignard à l'extrémité de la gaffe, nous ouvrons en force une des trappes dorsales d'accès et la bloquons entrouverte. En rappel à l'aide d'un cordage enroulé autour de la taille et tenu fermement par deux camarades, je sors entièrement le buste du fuselage, cheveux ébouriffés, les mains crispées sur le manche cylindrique de la gaffe que j'ai du mal à tenir mais surtout à diriger contre le vent de travers. J'attaque, à la lame, les rubans des lattes en prenant soin de séparer de petites portions de caillebotis qui se détachent et s'envolent en tournoyant. J'arrive ainsi à le découper en entier. Ouf! Je suis tiré à l'intérieur de la carlingue, je n'ai pas eu conscience du danger. II faut avoir vingt ans pour faire cela.

Décollages

Les premiers décollages et amerrissages étaient assez surprenants. A mesure que l'hydravion prenait de la vitesse, sa coque creusait dans l'eau un sillon droit, mousseux, dont l'empreinte persistait. Au clapotis succédait le heurt sonore des crêtes de vagues, dans un bruit curieux de bassines cognant l'eau, s'amplifiant en coups de gong, joues en staccato, allant crescendo, qui couvraient le grondement des moteurs. C'était assourdissant. Toute l'ossature était ébranlée, en quelques coups espaces d'avant lever de rideau, ricochets du redan traçant des pointilles. A peine sorti de l'eau, Pégase en s'èbrouait lâchait ses dernières gouttes, faisant des ronds dans l'eau. Enfin l'air nous portait, la chrysalide se muait en papillon...

Karouba 28 mai 1947 : un sauvetage qui échoue

Le Monde est fait de morts, de vivants et de ceux qui s 'en vont sur la mer... (Platon, 347 av. J.-C.)

Le 28 mai 1947, la flottille est en alerte pour rechercher un pilote anglais dont l'avion s'est abîme en mer au large du cap Blanc, en début de matinée. Notre Dornier 9F-5 décolle à 14 h 30 pour la relève de l'hydravion en mission du matin. Nous volons à 400 m, sous un plafond gris, avec un vent violent de noroît sculptant la mer en creux de plusieurs mètres.

Nous sommes en liaison radio avec une vedette du SAMAR (Sauvetage aéro-maritime) de Bône, en Algérie, qui tourne sur les lieux présumés de l'accident. Recherche méthodique en longues dents de râteau, incessante rotation de la tête en essuie-horizon, les yeux scrutent les moutons blancs des vagues broutant la mer à l'infini.

Perché dans mon nid de pie en bout de queue, aide par les derniers rayons du crépuscule, je distingue au loin, vers 19 h, une faible lueur intermittente comme posée sur la mer. Nous nous approchons et découvrons, en rase-vagues, le naufragé vêtu de son gilet flottant dont la lampe clignote. II agite les bras à notre passage. Nous lançons un dinghy qui tombe à une centaine de mètres de lui. Au contact de l'eau, le système automatique déclenche le gonflage de l'enveloppe caoutchoutée dont la corolle jaune émerge brusquement. Le vent l'entraîne au loin comme un fétu de paille et nous n'avons pas de second canot de survie a bord.

Nous survolons à plusieurs reprises la vedette de sauvetage afin de lui indiquer le cap à suivre. Elle avance, tanguant, roulant bord sur bord, balayée par les paquets de mer ; piquant du nez, elle disparaît parfois quelques secondes pour ressortir ruisselante. Plusieurs fois, elle passe en aveugle à seulement une dizaine de mètres du naufragé. Par radio, le pilote hurle ses ordres à la vedette, rien n'y fait. Nous assistons, impuissants, au drame qui se joue sous nos ailes où les acteurs sont condamnés à ne jamais se rencontrer; pathetique manége oû l'un gît au creux de la vague quand l'autre en est au faîte. Nous sommes à la limite de l'obscurité et devons amerrir avant la nuit en l'absence d'éclairage de piste qui consiste à mouiller, de jour, sur les eaux du lac, deux rangées parallèles de bouées, dans l'axe du vent, chacune d'elles portant une torchère à pétrole qu'on allume à la dernière minute.

Le chef de bord prend la décision de rentrer à la base. Nous sommes frappés de stupeur car cet abandon est un véritable arrêt de mort. Notre survie et celle de l'appareil contre la vie de cet homme qui, après douze heures de souffrance s'est pris à espérer, la tête levée vers nous. Ah ! Mendier quelques minutes de plus, accepter le risque, peut-être qu'à la prochaine approche de la vedette... ?

Nous virons sur l'aile et mettons le cap sur Karouba. Honteux, nos regards s'évitent. Les eaux du lac, pourtant abrité, sont agitées. L'équipage est sanglé, casqué, les mains cramponnées au moindre relief du fuselage. La coque tosse durement sur les vagues. En hydroplanant l'appareil rejoint le quai où la grue le dépose sur son lourd chariot, à l'abri sur le terre-plein.

Sous la lumière crue du projecteur de grue, planté devant l'équipage, le chef de bord expose les raisons qui l'ont poussé à interrompre le sauvetage, comme s'il tentait de se justifier. D'habitude hautain, il est devenu humble. Sa voix faible est presque couverte par le clapotement des vagues. Figés, nous l'écoutons en silence et, sans se concerter, nous tournons les talons pour rejoindre notre cantonnement, le laissant seul.

Nous décollons tôt le lendemain matin pour cinq heures de recherche désespérée, à s'en user les yeux. Oubliant sa colère de la veille, la mer s'est assagie durant la nuit, elle a revêtu, sournoise, sa parure d'été. Seule, une longue houle trace les plis du linceul bleu recouvrant le pilote disparu.

Karouba, 20 mai 1948 : le sabotage

Le 20 mai 1948, nous décollons à trois hydravions de Karouba pour nous aller à Hourtin, dans les Landes, avec l'habituelle escale à Saint-Mandrier. A 3 600 m d'altitude, nos étraves poignardent l'air glace, chacune de nos hélices portant une aura diaphane de particules d'eau en surfusion. Nous adoptons une formation en V inverse. A mi-route notre ailier gauche signale une hausse de température sur un de ses moteurs. Tous les yeux se tournent vers lui.

C'est alors que nous voyons très distinctement l'hélice quitter son moteur bâbord et partir vers l'avant en continuant à tourner, puis, comme un film au ralenti, se cabrer avec grâce, glisser à plat au-dessus de l'aile, passer sous la dérive et descendre en lent mouvement hélicoïdal de feuille de tilleul pour toucher l'eau dans une gerbe d'écume.

Bien que l'appareil soit capable de voler avec deux moteurs, nous serrons les ailes pour convoyer l'éclopé jusqu'a Saint-Mandrier où il amerrit sans heurt dans une rade heureusement calme. Une fois l'hydravion hissé à quai, médusés, nous découvrons à la sortie du réducteur un moignon d'arbre d'hélice qui, bien qu'en acier spécial et d'un diamètre de 80 mm, après étirage et torsion, s'est vrillé dans la masse en forme de tire-bouchon, avant cassure nette au ras de l'hélice. De la forge d'art ! Même Vulcain n'aurait pu mieux faire.

Le lendemain nous poursuivons la mission à deux hydravions. L'aversion atavique d'oiseaux marins, que nous sommes, à survoler les terres, nous pousse à couper au plus court en suivant une route d'entre-deux mers de Sète à Capbreton. A 2 700 m, nous avons en bout d'ailes les Pyrénées et la Garonne.

Dés le golfe de Gascogne en vue, par un large virage sur l'aile droite, nous remontons cette côte en jambière dont seule l'échancrure du bassin d'Arcachon rompt l'uniformise. A cette altitude, le contraste est saisissant entre deux éléments : l'un, liquide, tumultueux, lançant une armée de rouleaux contre le front de mer ; l'autre, végétal, indolent, tapi le long des dunes, ajouré de marais, étangs et vastes lacs, enchâssés dans la toison drue de ses pins maritimes. En duo nous amerrissons sur le lac d'Hourtin, nos coques ridant une eau tranquille, chassant canards et mouettes.

Nos moteurs haussent le ton pour franchir une barre de sable affleurante juste devant quais et hangars de cette base assoupie. L'ensablement constant du lac, qui ravit les riverains avides de terrain, provoquera, peu après, l'abandon de cette base d'Aéronautique navale qui sera transformée en centre de formation de jeunes recrues de la Marine.

Quelques jours plus tard, au retour d'un exercice avec l'escadre de l'Atlantique baptise CACHALOT, un message radio nous cloue à l'ancre. Tous les hydravions Domier sont interdits de vol. Apres enquête, l'escapade de l'hélice serait due à un défaut du réducteur, sorte de demi-coupole fixée à l'avant du moteur dont le carter renferme un jeu de pignons barbotant dans l'huile pour ramener la vitesse de rotation de l'hélice au quart de celle du moteur soit 7 à 8&nbs^;000 tr/min du moteur pour, à peu près 2 000 tr/min pour l'hélice.

Ce travail mécanique, par pignons interposés, dent à dent, ne se fait pas sans fièvre, aussi le constructeur a-t-il prévu l'insertion, dans les parois du carter de réducteur, de pastilles de sodium, liquide caloporteur, jouant le rôle de radiateur pour évacuer les calories et c'est là que l'histoire devient cocasse. Les petits malins embauchés de force, durant la guerre, dans les usines allemandes, ont, de-ci de-là, sur les chaînes de fabrication, saboté quelques-unes de ces pastilles en vidant subrepticement le sodium liquide pour le remplacer par un liquide quelconque, voire du sable. L'esprit cocardier aidant, nous nous plaisions à penser que ce sabotage avait été réalisé par des Français requis de force du S.T.O. pour des Français de l'Aéro. Mais qui aurait pu l'imaginer à l'époque ?

Cette base annexe n'a pas l'infrastructure nécessaire aux travaux. Aussi les deux équipages mettent-ils les mains à la pâte ou plutôt, à la pale, en appliquant l'article 22 : chacun se d... comme il peut... Une fois l'hydravion amarré à quai, devenus "bouchons gras" surnom des graisseurs et, par extension, de l'ensemble des mécaniciens de la Marine, à grand renfort d'arrache-moyeu et de clefs, nous déposons à la main les lourdes hélices et leur réducteur pour expédition en usine bordelaise.

Dans l'attente du matériel révisé, privés d'hélices, nous profitons pleinement de ces vacances forcées pour parcourir à longueur de journée, à la voile, rame, godille et même en vedette rapide, le magnifique lac s'étendant sur 16 km de long et 4 de large, sans parler de visites assidues au petit troquet de Contaut, en face de la porte de la base, où le Sauternes, servi au pichet, coule à flots. Nuits agitées et réveils douloureux.

Enfin, le 21 juin, après un court essai en vol des réducteurs révisés, nous poursuivons notre route en sauts de mouette, par Lanvéoc-Poulmic, en rade de Brest, Hourtin de nouveau, puis Saint-Mandrier et retour à Karouba le 29 juin. Grâce aux saboteurs, notre périple a dure plus d'un mois.

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Suite des mémoires de André DIGO dans le "Cahier de l'ARDHAN" n°9